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3/11

Entretien d’Anne-Laure Chamboissier avec Jean François Guillon et Didier Galas

1- Vous étiez en résidence à la Devinière à l’automne 2019. De quelle manière vous êtes-vous emparés de ce lieu pour l’habiter et concevoir votre projet ?

DG : Nous connaissions déjà les lieux pour y être venu une première fois en 2014 avec une équipe du musée du Louvre, pour tourner quelques images à l’occasion de la préparation de « Rabelais versus Nostradamus » que nous allions jouer à l’auditorium du musée. Suite à cette visite, nous sommes revenus plusieurs fois dans la région de la Devinière pour présenter des spectacles ; que cela soit dans les caves painctes de Chinon (pour la première édition du festival des « Nourritures élémentaires »), à La maison Max Ernst ou encore à l’Abbaye de Seuilly. Mais ces différentes visites étaient à chaque fois trop courtes. La résidence nous a permis d’appréhender les lieux de façon plus approfondie.
JFG : Nous avons arpenté les différents espaces en imaginant de quelle manière les œuvres pourraient s’inscrire dans le site d’une manière naturelle, quasi imperceptible, en s’immisçant dans les interstices, ou en utilisant l’existant (dans les cases du pigeonnier, au milieu des plantes des jardins, à la surface des parois des caves, en utilisant des structures en bois trouvées sur place…).
DG : Concernant la performance qui accompagnera l’exposition, nous avons aussi cherché à définir une itinérance, un parcours, en lien avec le propos « d’habiter le lieu », comme, par exemple, rentrer dans la cave lorsqu’on entre dans la bouche de Pantagruel. Ce parcours permet également de relier les différentes œuvres rencontrées sur le parcours.

2- Depuis 15 ans, vous menez divers projets autour de Rabelais, j’aimerais que vous me parliez l’un et l’autre du rapport que vous entretenez avec sa langue. Et comment cela-a-t-il évolué au fil des années ?

JFG : Nous avons eu l’un et l’autre une lecture passionnée de l’auteur avant de faire connaissance, et avons longuement échangé sur le sujet lors de nos premières rencontres, jusqu’à ce que notre première collaboration se soit effectuée assez naturellement autour de ces textes, avec le spectacle « Paroles horrifiques et dragées perlées ». C’est effectivement sa langue qui retenait notre attention au départ, et une partie du spectacle le donnait à entendre à la manière d’un poète sonore. Certains textes sont en effet d’une étonnante modernité dans la manière qu’ils ont de s’amuser de la langue en l’expérimentant.
DG : Dans les projets suivants, nous avons ajouté à cette approche celle de la pensée de Rabelais, peu reconnue, qui apparaît en particulier dans ses préfaces. Nous avons développé plusieurs petites formes cherchant à présenter sa vision des choses concernant des sujets comme l’humanité, l’argent, la violence, l’avenir, la philosophie, etc. « Rien ne va plus » est la troisième partie d’un ensemble de trois petites formes théâtrales que nous avons décidé de titrer « Trois fois Rabelais ». Pour celle-ci, je me suis autorisé à « dépasser » l’auteur en décidant de m’émanciper d’un respect des textes au mot près (ce qui avait toujours été le cas jusqu’ici). Je garde le cap de la pensée et de l’esprit poétique des propos de Rabelais, mais je me permets aussi de laisser de la place à l’improvisation, à l’invention instantanée.
JFG : Pour l’exposition, j’ai travaillé avec la « matière texte » rabelaisienne ; dans le « chemin de quintessence », l’installation située dans les caves, je la déploie dans l’espace en isolant certaines expressions récurrentes ou célèbres que j’utilise comme des motifs peints, pour faire résonner visuellement la « petite musique » propre à la langue de Rabelais. En mêlant ces mots peints à des objets hétéroclites, j’ai voulu évoquer la langue de Rabelais comme une « langue-monde », traversée de mille savoirs, techniques, histoires, langues et autres objets.

3- Ce projet hybride Rien ne va plus constitue le 3eme opus du cycle 3 fois Rabelais. Et se déploie sous la forme d’une installation d’œuvres sur le site de la Devinière et d’un parcours-performance.

a- Jean-François : Tes œuvres se déclinent ici sous la forme d’objets hétéroclites, de dessins… disséminés çà et là. De quelle manière as-tu construit et organisé cette installation dans le lieu ? Sont-elles à envisager comme une forme de « rébus » qui ferait récit(s) ? Et si oui, à l’instar de Rabelais qui aime jouer avec la langue, cherches-tu à instituer un rapport au jeu avec le visiteur par les indices que tu sèmes ?
JF : Il est certain que, comme nous l’avons déjà évoqué, le rapport de Rabelais à la langue est d’ordre ludique et expérimental : il s’amuse, pour le plaisir, à traverser divers registres de langue : populaire, savante, juridique, religieuse, étrangère, et n’hésite pas à créer de nouveaux mots… Mon travail plastique, à mi-chemin entre poétique et signalétique, s’amuse aussi avec le langage, interroge la forme écrite et se joue de l’aspect combinatoire de la langue, des double-sens, etc. Pour autant, il semble que Rabelais se méfiait du simple « jeu de mot » : j’ai trouvé un passage où il se moque du jeu de mot visuel « J’ai grand appétit » signifié par un G grand et un A petit, une figure que je reprends dans l’exposition. Et la tendance de la critique littéraire qui cherche à « décoder » le texte rabelaisien, pensant y trouver un message caché, est aujourd’hui remise en question. Mes différentes propositions pour l’exposition sont à prendre comme différents modes d’approche du texte, dans son fond et dans sa forme.
Les « paroles perchées », installées dans le pigeonnier, sont une mise en espace des « paroles inventées » (les parodies de langues crées par Rabelais) que je donne à voir au frontispice du site, à la manière de l’inscription gravée sur la grande porte de l’abbaye de Thélème. Pour les « insectes gothiques », installés dans les jardins, je me suis amusé à mêler des silhouettes d’insectes à des morceaux de lettres gothiques. Les textes de Rabelais sont une mine de savoir sur la nature et la géographie, une sorte d’Encyclopédie avant l’heure, dans laquelle les animaux ou les végétaux sont abondamment décrits (sa défense et illustration du chanvre, ou Pantagruelion, dans le Tiers-livre, par exemple). En cela, il est en adéquation avec son époque, la Renaissance, où l’on re-découvre les sciences de la nature antiques, diffusées notamment grâce à l’invention de l’imprimerie qui va faire disparaître les caractères gothiques au profit de typographies plus lisibles promues par les Humanistes. Mes « insectes gothiques », installés au milieu des plantes des jardins de la Devinière sont nés de ces constatations. Les deux panneaux situés à l’entrée des vignes (« Signalétique Picrocholine ») rappellent ironiquement que la Devinière peut se visiter comme le site d’une géographie imaginaire de la saga des géants. Rabelais avait en mémoire ces espaces habités pendant l’enfance lorsqu’il écrivait ses livres. Enfin, dans les caves, la « ligne de quintessence » déploie visuellement, comme je l’ai déjà dit, l’ « écriture-monde » que constituent ces textes enchaînant longues listes, descriptions foisonnantes, et formules éloquentes. En parlant de listes : la vidéo « La Raison Tabouret » traduit visuellement, à la façon des gravures d’un dictionnaire, la litanie descriptive du corps humain déroulée par Carême Prenant dans le Quart Livre.

b- Didier : Viens-tu activer l’installation par ta performance ? Compléter un ou des récits possibles ?
DG : Dès le début de notre réflexion, qui a débuté dans le clos de la Devinière, il s’agissait de chercher dans ce lieu ce qui pouvait faire résonner le lieu lui-même afin de l’étirer, de le questionner, et finalement de le poétiser… à l’instar de ce que fit François Rabelais avec sa propre maison familiale. Nous avons donc construit le propos de la performance à partir de deux résolutions : la première était de créer un objet scénique en écho à l’installation déjà active ; la deuxième était de parachever une recherche à partir de l’œuvre de François Rabelais, entamée depuis plusieurs années. C’est ainsi que nous avons eu l’idée d’une performance déambulatoire afin de créer des liens entre les différents sites de l’exposition. Nous l’avons donc inventée en même temps que l’installation. Cette expérience a été pour moi, un procédé complètement inédit.
En termes de travail littéraire, « Rien ne va plus » est alors devenu l’expression d’une libération ; comme si j’avais atteint un stade de maturité suffisant pour parvenir à m’émanciper de la stricte phrase rabelaisienne. Au cœur de cette liberté, toujours nourri des mots, de la rythmique et de la syntaxe du texte-source, j’ai découvert des réponses aux inquiétudes de notre époque. Et je dois avouer qu’au bout d’un certain moment, à la manière d’un personnage de Borges, je ne savais plus si j’écrivais à partir de Rabelais, ou si, plus étrange, c’était Rabelais qui écrivait à travers moi. Finalement, le texte final est une adaptation libre de Rabelais qui a la particularité de permettre de grandes parties d’improvisation.
Concernant le lien entre l’installation et la performance, c’est la période troublée que nous traversons qui nous a fourni des premiers éléments de réponse. C’était en septembre dernier, lorsque nous avons été amenés à présenter une avant-première de « Rien ne va plus » dans une rue de Paris. A cette occasion, nous avons vérifié qu’il était possible de proposer cette performance sans autre élément scénographique qu’une estrade et un micro. La performance « Rien ne va plus » peut donc exister en dehors du lieu et de l’installation dont elle est issue : c’est ainsi que nous espérons aujourd’hui donner un prolongement à l’ensemble de notre résidence à la Devinière.

4- Ce titre Rien ne va plus entre en écho tout particulièrement avec l’époque que nous traversons. Pourquoi le choix de ce titre ? Et en quoi Rabelais, homme d’une période de la renaissance extrêmement tourmentée, apparaît-il comme éminemment contemporain par rapport à notre période actuelle ?

DG : En réalité, ce titre, nous l’avions décidé l’an dernier, dès le début du travail. Depuis, la pandémie de la COVID19 a débuté, et, bien entendu, sa signification a évolué. Au départ, nous pensions surtout aux problèmes contemporains que sont la crise climatique et la crise économique qui la sous-tend, ou encore à l’actualité du terrorisme, des guerres et des déplacements de population ; c’est tout ça qui nous faisait arriver à ce constat désespéré : « Rien ne va plus ». Cela faisait notamment écho à certaines notions de collapsologie.
JF : Oui, nous nous disions déjà que l’époque était très anxiogène, et c’est encore plus vrai aujourd’hui, à l’heure de la pandémie ! L’idée de ce projet mêlant une exposition et une performance est donc de trouver des réponses à ces inquiétudes. Le fait de chercher ces réponses dans l’œuvre d’un auteur du XVIème siècle qui a lui aussi connu une période anxiogène, n’est évidemment pas le fruit du hasard. François Bon en parlait déjà dans l’entretien que nous avions mené avec lui, et qui est diffusé dans « Rabelais versus Nostradamus ». La peste, les guerres, la découverte du nouveau monde sont autant de sujets d’incertitude pour les femmes et hommes de son époque, et il est donc intéressant de relire cet auteur en essayant de comprendre quel tactique ou quelles propositions il oppose à ces frayeurs. Il y a beaucoup à apprendre de son humour, son ironie et ses moqueries, mais aussi de l’incroyable folie poétique qui s’en dégage. Rabelais, lorsqu’il déroule ses listes, invente des langues, imite des registres de parole, est très contemporain, on peut penser formellement à l’Oulipo, à la poésie sonore, et bien-sûr à Novarina.
DG : Son irrévérence envers les pouvoirs établis et la norme sociale peut évoquer les formes contemporaines de la subversion, et les débats sur le « politiquement correct ». Mais nous avons aussi trouvé dans ses écrits une pensée philosophique abordant des questions métaphysiques et spirituelles pouvant rappeler certains pans de la pensée orientale. Comme c’est le cas dans son évocation de l’attitude de Diogène face à la guerre qui se prépare dans sa cité, ou la description de cette sphère infinie dont le centre est en tout lieu et la circonférence nulle-part, et dans laquelle « rien n’arrive, rien ne passe, rien ne reste ». On n’est pas très loin de l’état de pleine conscience recherché dans la pratique de la méditation, aujourd’hui de plus en plus prisé en occident.

5- La collaboration que vous menez depuis de nombreuses années, a-t-elle une incidence sur vos projets menés séparément ?

JF : Ma rencontre avec Didier et le théâtre a assurément fait bouger mon travail. J’ai commencé à pratiquer la performance il y a une vingtaine d’années, à l’époque où les mots ont fait irruption dans mon travail, et c’est l’époque où nous avons commencé à travailler ensemble. Ma pratique est devenue peu à peu plus hybride, mêlant d’avantage les techniques et les collaborations. Je dirais que mon travail s’est ouvert au contact du théâtre, et de Didier, bien-sûr.
DG : Je me souviens avoir fait appel à Jean-François, pour lui donner la responsabilité de la conception visuelle de mes spectacles. Puis, au fil du temps, la collaboration avec lui a été telle, la réflexion sur les œuvres tellement partagée, que nous avons fini par changer le nom de la compagnie pour nous appeler les « Hauts Parleurs ». Nous fonctionnons donc en stéréo, alter-ego… et l’un inspire l’autre. Plus le temps passe, plus de nouveaux projets arrivent, et plus nous créons collectivement ; ce qui a pour effet de nous désinhiber. La preuve, il y a quelques années, lors d’un projet au Japon auquel Jean-François ne pouvait pas participer, je me suis rendu compte que j’étais capable de prendre les décisions scénographiques qui m’incombaient : j’étais devenu, moi aussi, et sans aucun complexe, responsable de la conception visuelle.