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11/11

Entretien d’Anne-Laure Chamboissier avec Cécile le Talec

1- Dans le cadre de la programmation « Habiter le lieu », tu redéploies l’oeuvre Nuées, conçue en 2017 à l’abbaye de Cluny , à la collégiale de Bueil en Touraine. Cette installation sculpturale est composée de différents pavillons évoquant aussi bien les gramophones, que la forme des tourbillons marins. Son et nature sont souvent liés dans ton travail, j’aimerais que tu nous en parles plus précisément.

J’ai conçu cette sculpture sonore, dans une première version qui se présentait sous la forme d’un ensemble de 5 pavillons, en 2015 pour une exposition au Centre d’art contemporain Château des Adhémar de Montélimar. Cette œuvre s’inscrivait dans le prolongement d’une série de productions réalisées en écho à un film vidéo enregistré au Japon, sur le site de Naruto là où les eaux se mêlent, là où les tourbillons déchainés du Pacifique rugissent et sifflent lorsqu’ils se forment et disparaissent au grès des marées. Il y avait donc une référence très étroite entre la forme des sculptures, la forme des tourbillons marins et les sons qu’ils génèrent. Ces tourbillons ressemblent aux représentations des trous noirs. Pour cette œuvre, j’ai travaillé avec un potier Jean-Jacques Dubernard. Après avoir longuement observé le geste de ses mains qui affleurent et compressent la terre lors de la mise en forme sur le tour, j’ai pensé qu’il y avait une vraie correspondance entre le geste et la forme du tour-billon sans fin. La force de la pression des mains semblait presque analogue à celle des forces océaniques qui forme les tourbillons de surface. Il y a donc dans cette œuvre une correspondance entre le geste, la force, la forme et le son produit. La référence au pavillon du gramophone m’est apparue comme une évidence… Ce pavillon/tourbillon amplifie le son produit par une rotation circulaire et par le frottement de matières au rythme mécanique, manuel ou naturel… Les sons que j’enregistre pour leur diffusion dans des sculptures sonores sont très fréquemment des sons enregistrés dans les architectures, dans les villes ou bien dans la nature (forêts, montagnes, grottes, océans…). Ces sons constituent la matrice des œuvres à venir, leurs « mélodies » induisent les formes qui les contiennent.

2- La matière sonore de cette pièce a quelque chose de très tellurique et résonne dans l’espace comme si des murmures l’habitait. De quelle manière as tu pensé cette composition sonore ? Et précède t-elle la fabrication de la pièce ?

Pour l’Abbaye de Cluny, j’ai décidé en 2017, de modifier et d’amplifier le nombre de « pavillons » afin de créer une sculpture sonore à l’échelle de l’espace d’exposition. Ainsi, 10 pavillons ont été installés au sol et dispersés telle une nuée d’oiseaux reliés entre-eux par les fils/câbles des haut-parleur. Ces céramiques noires de formes et de tailles différentes s’exposaient et diffusaient les sons enregistrés le jour et la nuit dans l’abbaye. La composition qui a été créée donnait à entendre ce que l’on ne percevait pas de façon ordinaire (le craquement des portes, des pas, du vent, des voix…des chants d’oiseaux) les sons se rencontraient, se réunissaient et se diffusaient à l’intérieur du haut-parleur. Ces tourbillons de terre invitaient le spectateur à traverser l’espace à l’écoute des bruissements et mur-mures amplifiés sur le sol.
Pour l’Abbaye de Bueil, j’ai décidé de re-composer une œuvre sonore à partir des sons et bruits qui habitent l’abbaye et d’offrir au spectateur/auditeur une exploration sonore in situ… ce que l’on entend est que l’on ne soupçonne pas. Les sons qui habitent l’architecture et son environnement seront travaillés, ciseler, morceler afin de composer une matière mélodique à partir de bruits trouvés. Cette nouvelle installation offrira une version re-configurée de « nuées », conçue spécifiquement pour le site de l’abbaye de Bueil.

3- Dans un texte en 2016, Florian Gaité souligne de manière très juste que dans ton travail le visuel, l’haptique (1) et l’auditif sont nivelés sur un même plan de sensibilité. Tu ne déroges pas à la règle avec « Nuées », il me semble. Cherches-tu à faire vivre au spectateur une expérience du sensible ou tous les sens sont mis en éveil sans hiérarchie pré-établie ?

Cette sculpture, ensemble de cors noirs posés au sol, s’expose comme une colonie de matières sonores vibrantes et vivantes qu’il faut approcher au plus près pour entendre les mur-mures discrets mais néanmoins audibles. Ces pavillons émettent des fréquences sonores, ils chuchotent ensemble et séparément. Les spectateurs sont ainsi invités à chercher les sons , les voix dans l’espace, ils se déplacent et leurs trajectoires induisent une composition toujours en mouvement. Cette expérience de l’espace par la présence des sculptures est une invitation à l’écoute des génies du lieu…

(1) L’haptique, du grec ἅπτομαι (haptomai) qui signifie « je touche », désigne la discipline qui explore et exploite le sens du toucher et les phénomènes kinesthésiques, c’est-à-dire la perception du corps dans l’environnement, par analogie avec l’acoustique ou l’optique.