/ Accueil   / Focus _   / Entretiens  
Facebook
›››
‹‹‹

4/11

Entretien d’Anne-Laure Chamboissier avec Natalia Jaime Cortez

1- Tu as mené une résidence au Prieuré de St Cosme à l’automne 2019 durant deux mois. J’aimerais que tu m’en parles un peu plus précisément et ce que tu as tenté d’y capter ?

Quand je suis arrivée au Prieuré , je revenais d’un voyage en Italie où j’avais pu découvrir, entre autre chose, la basilique de Saint-François d’Assise ornée des fameuses fresques de Giotto. J’étais imprégnée de ces fresques, de la couleur à même le mur, de cette vision éblouissante d’une peinture qui occupait tout l’espace de la basilique. En 2018, j’avais appris la technique traditionnelle de la fresque et étudié les propriétés fascinantes de la chaux pigmentée et de sa carbonatation.
En arrivant au Prieuré, j’avais en moi cette vision de la couleur comme habitante des lieux et aussi l’envie de revenir à une couleur non plus faite de poudre et de poussière (pastels, pigment, chaux, plâtre, poudre de marbre etc…), mais une couleur liquide à l’encre. Une pratique qui me permettait de revenir vers l’eau, un élément important dans mon travail. De plus la présence de la Loire non loin de là attirait toute mon attention. J’ai passé deux mois à travailler sur cette couleur à déployer dans l’espace. Je me suis posée beaucoup de questions tech-niques, car j’essayais de travailler sur de très grandes surfaces de papier. Comment obtenir des aplats très réguliers ou inversement ? J’ai quitté le Prieuré emportant avec moi ce qui devait être l’exposition mais tout était à construire encore. J’avais une nouvelle matière première ; des dizaines et des dizaines de papiers colorés de toutes les tailles et de toutes les formes pour de possible assemblages.
Tout en travaillant à cela, j’ai passé beaucoup de temps à observer ce vaste lieu et ses usagers. J’ai fait de nombreuses photographies du jardin. J’ai interviewé chaque membre de la petite équipe qui y travaille afin qu’ils me racontent ce lieu. J’ai cherché à me relier à l’histoire, au site, à l’architecture. J’ai réalisé des vidéos. Même si je dois admettre que le travail sur la cou-leur m’a principalement occupée.

2-Quels changements se sont-ils opérés par rapport à ta proposition de sortie de résidence et ce temps d’exposition qui n’a lieu finalement qu’en 2021 ?

Une année est passée, ce qui venait tout juste d’apparaître à eu le temps de se déposer et de murir. Ayant ainsi pris du recul, ma proposition va être très différente tout en conservant le fond de ma recherche. En 2020, j’avais imaginé un ensemble de portants dans l’espace d’exposition pour accueillir la couleur, d’où le titre de l’exposition.
Cette année les papiers seront suspendus dans l’espace en différents endroits créant ainsi des espaces de circulation pour le visiteur. Cette proposition englobe plus le lieu et me permet plus de liberté de la perception que je souhaite donner de cet espace.
Oui, une année est passée, et quelle année ! Le contexte actuel, la crise sanitaire, l’impossibilité concrète et généralisée de circuler librement, m’ont plongé dans de nombreuses réflexions sur ce que pouvait être la pratique artistique et les oeuvres. C’est dans le constat de cette actualité et la nécessité d’agir que j’’ai imaginé un projet : 71%.
Je souhaite faire circuler, par voie postale, un grand papier blanc plié (ouvert 4m20x3m80 - plié 20x20x12) auprès d’artistes du monde entier. Chacun.e devra tremper le papier plié dans un cours d’eau vive de son choix. Chaque bain sera filmé par l’artiste. Quand le papier aura séché, l’artiste devra renvoyer le papier à un.e autre artiste d’un autre pays. Le projet sera essentielle-ment virtuel via la conception d’un site internet où chaque bain sera documenté et chaque artiste présenté.e. Alors qu’en 2016 j’initiais ce geste de trempage dans les eaux boueuses du fleuve Mékong, aujourd’hui je confie mon geste à d’autres, afin qu’ils.elles me donnent à voir leur lieu, leur geste et leur pratique. Ce projet interroge ce bien précieux l’eau, lequel recouvre 71% de la surface de la terre. Cet élément qui nous sépare et nous relie à la fois et façonne géologiquement, économiquement et politiquement notre monde, ainsi que la dimension environnementale et écologique dont elle est porteuse.
J’ai décidé également d’intégrer à l’exposition ce projet qui prend tout son sens au Prieuré en raison de la présence de la Loire. Lors de ma performance prévue ce 20 juin 2021, un papier sera trempé dans la Loire et partira pour son premier voyage le 19 septembre 2021 lors de ma seconde performance.
Comme prévu initialement, l’exposition occupe tous les différents espaces du Prieuré Saint-Cosme.

3- Différentes formes colorées aux dimensions variées, en suspension ou sur le mur, créent un espace dans un espace déjà existant. Ces formes colorées sont-elles à considérer comme des ponctuations venant rythmées l’espace ? Ou/et sont-elles révélatrices de tel ou tel aspect de l’architecture par leurs seules présences ?

Je pense qu’il s’agit des deux. Le réfectoire du Prieuré Saint-Cosme est un espace assez difficile en regard de ses proportions ( 28mx8mx8m) et change beaucoup d’aspect en fonction de la lumière. La couleur sera à la fois un indice fort dans cet univers de pierre de tuffeau et agira comme le signal d’une présence discrète et ténue. Mais elle sera aussi le moyen de construire un espace dans l’espace. Une façon de mettre en jeu la circulation du visiteur et sa perception des lieux. En général le visiteur passe la porte du réfectoire, trace une diagonale en direction de la très belle chaire, puis se retourne pour considérer « le reste ». Peut-être qu’avec ce jeu avec les différentes échelles du papier, le réfectoire sera aussi plus habitable à l’échelle du corps.

4- Par la création de ces habitacles de couleurs dans l’espace, tu engages le corps des visiteurs, nous invitant à y entrer. Cela induit-il un autre rapport que l’on puisse avoir à la peinture ?

Je travaille toujours sur un papier de calligraphie qui vient d’Asie. C’est important car je ne travaille pas sur une surface mais avec une matière absorbante. Ce papier a cette magnifique propriété. Ce qui compte, c’est que l’encre traverse la feuille. Il n’y a pas de recto et de verso pour moi et d’autant plus dans ce travail de la couleur. La question picturale est là aussi bien que la question sculpturale. Quand les papiers sont suspendus, l’encre traverse la feuille comme la lumière et le corps qui circule autour.

5- Ta démarche artistique se partage entre une pratique du dessin et l’élaboration de performances in situ. Le Geste, central dans ton travail, est-il le point de jonction entre ces deux pratiques ?

Oui, cette exposition va vraiment être le témoin de cette double préoccupation. L’un n’existe pas sans l’autre ce sont des vases communicants.

6- Tu as réalisé deux vidéos in situ, j’aimerais que tu nous en parles plus précisément. Com-ment se glissent-elle dans l’organisation de l’espace d’exposition ? Quel statut leur donnes-tu ?

La vidéo m’intéresse dans la temporalité qu’elle amène. Nous sommes ici et nous sommes ailleurs. A ma venue à l’automne 2019 , j’ai filmé deux petits passages de lumière, l’un sur la pierre du réfectoire et l’autre dans le jardin . La pierre demeure mais le temps passe. Les saisons s’enchainent, les cours d’eau filent, la lumière suit son cycle. Que reste-t-il ? C’est une question qui revient sans cesse.
J’aime le contraste entre le patrimoine, sa charge historique, et l’immatérialité d’une tâche de lumière. La notion de patrimoine m’a toujours beaucoup interrogée. Peut-être est-ce lié à mon histoire familiale qui est faite de nombreuses migrations. La relation que je tisse avec ces lieux en est certainement imprégnée, je cherche à créer un mouvement, emporter le visiteurs ail-leurs. Alors je filme la lumière évanescente, je place des vidéos qui témoignent de gestes qui ont eu lieu en bordure d’autres fleuves et j’invente des projets tentaculaires à travers le monde tout en restant immobile.
La vidéo Le rose est aussi un clin d’oeil à Ronsard qui est quand même le maître des lieux. Je pense aussi au vers très connu de Gertrude Stein « une rose est une rose est une rose » qui renvoie à la matérialité concrète de l’oeuvre et qui n’est pas sans lien avec ce qui se passe dans mon travail pictural.