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8/11

Entretien d’Anne- Laure Chamboissier avec Diego Movilla

1- Je t’ai invité à réaliser un projet in situ au Château de Champchevrier. Qu’est-ce qui a suscité chez toi l’intérêt pour ce lieu ?

Je crois que c’est la nature même de ce lieu qui m’a attiré avant tout, c’est à dire un château qui est, presque par définition, un lieu habité de patrimoine. Et qui raconte une histoire qui lui est propre. Les interventions ponctuelles d’art contemporain sont de plus en plus courantes dans les lieux patrimoniaux, mais ceci ne modifie, à mon avis, que très rarement l’essence du lieu. On est le plus souvent confronté à une histoire scénarisée, selon des codes bien définis. Les objets, le mobilier, les œuvres d’art, sont là pour donner corps à une narration tout en respectant le sens de la visite. Les hiérarchies sont relatives, les styles se mélangent, les époques se superposent et l’imaginaire se nourrit de l’ensemble. Dans ce système établi, le contemporain a peu de place (à l’exception de son apport technique ou pédagogique), car il n’est pas en mesure de convoquer « le vrai” au sens attendu et de la narration en place. Il est très rare, par exemple, de trouver lors de la visite que l’on peut faire d’un lieu ; un portrait contemporain des propriétaires du château ou une valorisation d’événements récents. Alors qu’un événement daté, relatant la nuit passée sur place d’un membre de la famille royale quelques siècles auparavant, est forcement un élément clé de l’intérêt porté au lieu. La question n’est pas tant de lier passé et présent, mais de préserver, comme en suspens, une idée du temps passé dans le présent et ceci par la magie de l’artifice. La connotation historique et patrimoniale sous le prisme du “vraie” doit être valorisée, renforcée et appuyée par l’ensemble du dispositif. On ne transforme pas cette réalité – quand bien même on serait tenté de le faire - par une simple intervention artistique. En effet, on se glisse dans un système en place, on fait des clins d’oeil, on casse les rythmes, on joue à l’intrus. J’arrive avec mon dispositif à Champchevier comme le dernier élément d’un ensemble, quelque part illégitime et inattendu. Mais en tant qu’ « invité d’honneur » entrer en pur contraste avec le contexte, cela me correspond plutôt pas mal. Et me permet d’envisager ce projet comme un terrain de jeu et de transformation de codes, avec un sentiment de grande liberté.
Après avoir vu les tapisseries de Simon Vouet dans la collection du château, j’ai eu l’intuition qu’il y avait une idée à creuser. Cet ensemble de tapisseries est tout simplement magnifique ! Ce sont des images très vives et dynamiques, mais fragiles en même temps.
Je suis donc parti du principe qu’un enjeu du contemporain pouvait s’y jouer, un enjeu proche du numérique dans la conception de l’image et de sa fragilité, ainsi que la question de la présence et de l’absence et de la possibilité de sa disparition aussi. C’est cette rencontre dynamique avec l’image qui m’intéresse, ce que la réception de l’image produit, ces « ricochets » que Jean-Christophe Bailly décrit à merveille dans L’imagement* et dans lesquels je pourrais m’y glisser très confortablement.

2- Dans ton regard sur les tapisseries remarquables de la suite des « Amours des Dieux » de Simon Vouet, tu as fait le choix dès le début de ne pas être dans un rapport illustratif au sujet, j’aimerais que tu nous en parles plus précisément. Et de quelle manière as tu conçu Le fil perdu ?

Oui, ce rapport n’est pas illustratif puisqu’il s’agit de construire un propos different, une nouvelle proposition par rapport au sujet d’origine. Comme je l’ai énoncé plus haut, le point de départ réside dans la nature même de la construction des images dans les tapisseries. En effet, l’apparition de l’image à partir du fil comme unité de construction et la logique qui en découle, est assez proche de celle du pixel. Si l’on prend des détails de ces tapisseries, on se retrouve rapidement plongé dans des formes très graphiques, très fortes et contrastées, et en même temps douces et un peu brouillées, comme peuvent l’être les images numériques malmenées par les joies de la basse définition. Cette fragilité vient sans doute des fils ; la construction est longue et solide, mais porte en elle-même un système de destruction.
* Jean-Christophe Bailly, L’imagement, Éditions du Seuil, 2020, Chapitre 2, Envoi (Ricochets), p. 41-43. « Ce qui se passe alors est comparable à ce qui a lieu quand une pierre plate ricoche à la surface d’une eau tranquille : l’effleurement est l’événement à partir duquel tout commence, la rencontre entre un projectile et une surface produit sur celle-ci des éclaboussures et des ondes qui sont son émotion. ... c’est l’image qui devient projectile et le sujet (le regardeur) qui devient surface d’impression. ... Bien qu’elle soit présente à la façon d’un dépôt immobile retiré du corps du temps, toute image contient le récit de sa provenance et de son envoi, toute image a été lancée ... toutefois la seule expérience que nous puissions faire avec les images est celle qui advient quand nous les rencontrons, tout le reste étant imaginaire (devant être imaginé). Or c’est cet imaginaire que l’on appelle l’histoire de l’art... »
Tirer métaphoriquement – ou malicieusement - un fil pourrait invoquer un glitch dans l’image, la faire bugger et disparaitre. Si l’on part de ce postulat, la question du statut de l’image, de sa présence, de son absence ou de sa disparition a bien plus d’importance que les sujets mythologiques représentés dans ces tapisseries. Simon Vouet a conçu plusieurs séries de la suite des “Amours des Dieux”, celle présentée à Champchevrier est complète. Mais la tentation m’est venue d’imaginer qu’un ou plusieurs sujets pourrraient être manquant, ainsi la question de l’absence trouve sa place par cette voie.
D’autres séries de Vouet comptent, par exemple, une tapisserie sur Aurore et Céphale, et ce thème n’est pas traité à Champchevrier. J’ai alors pris ceci comme un terrain d’exploration et fait des croquis de dessin, peinture, collage, tout en m’inspirant de Vouet et du contenu des tapisseries. J’ai ainsi travaillé la question du drapé, de la figure, du végétal, du paysage mais aussi celle de la trame ou encore des bordures qui sont propres au travail de l’artiste.
J’ai joué de cette idée qu’une nouvelle tapisserie pourrait trouver forme dans une projection mentale de son propre devenir, bien plus que dans une production concrète et manufacturée. En fin de compte, il y a à peu près une série de 70 dessins préparatoires pour l’installation finale qui prendra la forme d’une sorte d’assemblage murale composé d’éléments superposés.

3- Tu aimes construire tes oeuvres par strates, jouer de l’effacement d’une image ou encore de repentirs. Tu utilises à nouveau ces différents procédés dans cette vaste installation composée de dessins et peintures accumulés les uns sur les autres, dont on ne perçoit que des fragments d’images. Pourquoi ce choix d’une forme d’instabilité de ce que tu nous invites à voir ?

Ce que j’invite à voir est précisément cette instabilité, dont tu parles, dans les images, mais aussi dans la façon de les construire. Quand je travaille un dessin, j’aime l’idée que tout puisse basculer à un moment donné, que la question de l’achèvement ne tienne qu’à très peu. Il peut y avoir un temps de travail relativement long, mais en fin de compte, tout se joue sur ce laps de temps très court où un changement s’opère dans le rythme. Je cherche par ailleurs à échapper à l’idée d’image “unique”, d’image absolue. Je préfère me placer dans l’ambiguïté, dans l’entre-deux ou dans le déséquilibre et j’utilise ces stratégies pour tenter d’y parvenir. Le repentir, la rature, ou l’effacement sont devenus mes moyens de construction. Je fonctionne par une logique de correction et de rattrapage, par des rustines et des patchs posés sur ce qui m’échappe d’une façon ou une autre. J’aime imaginer que tout cela puisse générer une forme de tension entre le regardeur et l’image ; un lien dynamique se met en place entre l’un et l’autre.

4 - Dans ton travail, un dialogue s’installe entre le passé de l’art et les recherches, pratiques de ton temps. Est ce une façon pour toi de questionner notre temps présent à travers le prisme de notre mémoire de l’histoire de l’art ? Et par cela expérimenter de nouvelles formes ?
C’est une logique qui a mis du temps à s’installer dans mon travail, car depuis longtemps, il y a chez moi une forme de gêne à concevoir de nouvelles images et à les assumer. La question du choix y est pour beaucoup ; quelle image mérite d’émerger ? Pourquoi celle-ci et pas une autre ? Qu’apporte t-elle ? Que raconte t-elle qui ne puisse être raconté par une image déjà existante ? De quelle mesure n’est-elle pas anecdotique du moment qu’elle se trouve noyée dans l’ensemble d’images qui nous sont proposées quotidiennement ? Comment peut-elle réussir à rejoindre une forme d’imaginaire collectif, alors qu’elle a déjà du mal à trouver sa propre autonomie ?… Toutes ces problématiques propres au statut de l’image sont au cœur de mes questionnements plastiques. Parler de l’instabilité de l’image propre de nos jours à partir d’un portrait de la famille royale espagnole peint par Velázquez au XVIIe, me permet aussi bien de m’attaquer aux valeurs inhérentes à l’œuvre originale, en tant que chef d’œuvre ou représentation d’une figure d’autorité, que d’apporter une lecture contemporaine sur la problématique de la transmission et de la réception des images numériques au sens large. Par ailleurs, les pratiques actuelles de l’image ont autant d’impact sur l’immédiat et l’éphémère que sur ce qui est installé depuis des siècles. Je pense qu’à partir du moment où l’on est devenu des consommateurs boulimiques de matières visuelles, on ne peut plus regarder les œuvres du passé avec la même intensité.
Concernant la question d’expérimenter de nouvelles formes, il est bien plus compliqué pour moi de m’exprimer sur ce point. En effet, je pense qu’elles émergent indépendamment de mes intentions. J’espère en effet en avoir croisé quelques-unes, mais ce n’est pas une question que je me pose à l’avance. Je préfère partir de problématiques générales, comme la question du « repentir » chez Velázquez ou du portrait chez Ingres et les mettre en contraste avec l’idée d’effacement, d’accumulation ou d’hybridation. Ensuite, si ce sont de véritables nouvelles formes, il me faudra du temps pour les voir venir.